Qu’est-ce que l’agriculture verticale, de ferme verticale ou d’agriculture urbaine ?
Depuis quelques temps, on parle de plus en plus de l’agriculture verticale, de ferme verticale ou d’agriculture urbaine. Toutes ces notions regroupent divers concepts fondés sur l’idée de cultiver des quantités significatives de produits alimentaires dans des tours, parois ou structures verticales, de manière à produire plus sur une faible emprise au sol, en ville pour répondre à des besoins de proximité (filières courtes). Certains projets sont des sortes de gratte-ciel consacrés à l’agriculture (farm scrapers pour les anglophones). L’idée de base des projets les plus souvent cités vient d’un concept développé en 1999 par Dickson Despommier, professeur en santé environnementale et microbiologie à l’université Columbia à New York avec des étudiants diplômés d’une classe d’écologie de la santé (« Medical ecology class »). La Rédaction de votre journal vous propose un zoom sur la question car les nombreux investissements de l’Etat dans le domaine agricole finiront pas nous propulser vers les fermes verticales en ville comme en campagnes.
Développer les cultures maraîchères dans des tours géantes : telle serait la solution pour nourrir, en 2050, les 9 milliards d’êtres humains, à 80 % citadins.
New York, 2050 : un gigantesque building en forme de libellule s’arrime à la pointe sud de Roosevelt Island, au milieu de l’East River. Hautes de 600 mètres, ses deux ailes de verre dévoilent des vergers, des potagers, des rizières, des champs de blé et des prairies où paissent des vaches. Imaginé en 2009 par l’architecte belge Vincent Callebaut, cet édifice de science-fiction est le plus spectaculaire des projets de fermes verticales présentés au cours de cette dernière décennie. La plupart resteront dans les cartons car ces visions futuristes sont surtout destinées à sensibiliser les autorités et le public à un concept susceptible de relever l’un des grands défis du XXIe siècle : doubler la production alimentaire d’ici à quarante ans pour nourrir 9 milliards d’humains.
Qui a inventé cette notion d’agriculture urbaine verticale?
Elle a été théorisée à partir de 1999 par le microbiologiste américain Dickson Despommier, professeur de santé publique et environnementale à l’université Columbia de New York. Le chercheur s’est basé sur les prévisions de l’ONU : en 2050, la planète comptera 3 milliards d’habitants en plus, et 80 % de la population mondiale vivra dans des villes. Pour nourrir celle-ci, Despommier a calculé qu’avec les techniques agricoles actuelles, il faudrait 1 milliard d’hectares de cultures supplémentaires, soit environ la superficie du Canada. Or, explique-t-il, 80 % des terres arables sont déjà exploitées, ce qui obligerait à raser des forêts pour les remplacer par des champs, avec des effets catastrophiques sur l’environnement et la biodiversité. D’autant que l’expansion des villes réduirait la surface des sols cultivables. C’est pourquoi l’ONU encourage le développement de l’agriculture urbaine. Une pratique qui s’est diffusée, depuis le début des années 2000, sous diverses formes : plantations sur les toits et terrasses, dans les friches industrielles, jardins partagés ou collectifs… Mais selon Despommier, la superficie totale de ces parcelles ne sera jamais suffisante pour couvrir les futurs besoins alimentaires. D’où son idée de superposer sur plusieurs étages des cultures et des élevages au cœur des villes.
Qu’est-ce qu’une ferme verticale, et quels sont ses avantages techniques ?
Il s’agit d’un immeuble où des fruits et légumes sont cultivés à grande échelle selon des techniques similaires à celles employées pour les serres. Les végétaux y poussent par hydroponie (hors sol), sur un substrat – sable, billes d’argile, laine de roche, etc. – irrigué au goutte à goutte par une solution composée d’eau distillée et de nutriments. Selon Despommier, la part de ce mélange non absorbée par les plantes pourrait être recyclée, ce qui réduirait de 70 % leur consommation d’eau. Le chercheur souligne que ces serres géantes n’auraient pas besoin de pesticides, les cultures étant à l’abri des insectes et des bactéries, autant que des aléas climatiques. Leur éclairage artificiel, qui renforce la lumière solaire, maintiendrait une température constante, accélérerait la pousse des plantes et assurerait des récoltes toute l’année. Avec un rendement de quatre à six fois supérieur à celui de l’agriculture «terrestre». Plus largement, les partisans des fermes verticales affirment qu’elles supprimeraient les effets néfastes de l’expansion urbaine. A savoir : l’augmentation de la distance entre les lieux de production et nos assiettes, et donc celle du coût du transport, des gaspillages et des risques sanitaires.
Inversement, les produits frais et bio des fermes gratte-ciel seraient vendus sur place, ce qui éviterait les émissions de gaz carbonique (CO2) dues, actuellement, à leur acheminement et à leur réfrigération. La multiplication de ces édifices permettrait de faire retourner de nombreuses terres cultivées à leur état naturel et de réduire la déforestation liée à leur extension. Toujours d’après leurs défenseurs, les tours agricoles seraient un outil de développement durable grâce à l’utilisation d’énergies renouvelables (éoliennes, panneaux solaires) et le recyclage des eaux usées et des déchets, après méthanisation ou compostage. Despommier estime ainsi qu’une seule ferme de trente étages pourrait alimenter 50 000 personnes.
Où en sont les premiers prototypes, et pour quels résultats ?
En l’état actuel, les technologies nécessaires à la réalisation d’une ferme urbaine géante sont disponibles. En témoigne le pionnier en la matière : The Plant, installé depuis 2010 dans une ancienne usine de Chicago de 24 000 mètres carrés. Elle recrée sur ses trois étages un écosystème où les différentes productions fonctionnent en symbiose. Par exemple, la fabrication de «kombucha», une boisson acidulée à base de thé, produit du CO2 qui nourrit les végétaux cultivés. Ces derniers filtrent l’eau qui alimente un élevage de tilapias, dont les déjections servent en retour d’engrais aux plantes. Les déchets de la ferme et ceux de son voisinage servent de compost, converti en gaz méthane puis en électricité. Ses promoteurs affirment ainsi qu’à terme, The Plant devrait produire plus d’énergie qu’elle n’en utilise. Une quinzaine d’exploitations ont depuis été créées au États-Unis sur ce modèle.
L’Asie n’est pas en reste. Le Japon, dont les terres arables ne représentent que 12 % de sa superficie, doit importer la quasi-totalité de ses céréales et la moitié de sa consommation de viande. Aussi l’État nippon a-t-il financé, depuis 2011, l’implantation de quelque 300 fermes verticales dans d’anciens entrepôts urbains. De son côté, la Chine, dont la dépendance alimentaire vis-à-vis de l’étranger ne cesse de croître, a déjà créé près de 80 exploitations géantes de ce type. Mais c’est à Singapour que les premières véritables «tours» maraîchères stricto sensu sont nées en 2012. L’île-Etat, qui ne compte que 1,1 % de surfaces cultivables et affiche l’une des plus fortes densités de population au monde (7 126 habitants au kilomètre carré), importe 97 % de son alimentation. La société Sky Greens y a inventé des serres de 9 mètres de haut, soit l’équivalent de trois étages, qui abritent des plateaux de semis superposés. Grâce à leur surface au sol d’à peine 6 mètres carrés, elles s’insèrent aisément dans l’espace urbain et peuvent même être érigées sur les toits. Selon Daniel Chea, son directeur, les 550 tours construites à ce jour par Sky Greens produiraient 1 tonne de légumes par jour, soit 1 % des besoins locaux.
Ces serres géantes pourraient-elles être viables économiquement ?
Aucune analyse détaillée n’a encore été réalisée pour démontrer qu’elles seraient plus rentables que les cultures conventionnelles en raison des économies faites sur le transport des denrées et le non-usage de pesticides. «Ces fermes produisent aujourd’hui en trop petites quantités pour être compétitives», souligne André Torre, directeur de recherche à l’Inra AgroParisTech. Leur coût de construction pourrait en outre se révéler prohibitif à cause du prix du foncier très élevé dans des villes telles que Tokyo, Dubai ou New York. Une étude du ministère canadien de l’Agriculture datée de 2010 chiffre à plus de 100 millions de dollars (75 millions d’euros) la réalisation d’une ferme verticale de 60 hectares. De surcroît, les ampoules LED à basse consommation utilisées pour éclairer les cultures hors sol dégagent une chaleur considérable qui augmente énormément la facture énergétique et le coût final des aliments. Par exemple, les légumes produits par Sky Greens, à Singapour, sont deux fois plus chers que ceux importés dans l’île, et de 5 à 10 % plus onéreux que ceux cultivés dans les champs.
La solution consisterait en des bâtiments mixtes, qui hébergeraient à la fois des potagers, des logements et des bureaux. Les promoteurs immobiliers bénéficieraient ainsi d’un meilleur retour sur investissements. C’est le choix du groupe Plantagon qui débutera à la fin de 2015 la construction de la première vraie ferme gratte-ciel au monde dans la ville suédoise de Linköping. Une tour de 60 mètres de haut, dont la serre de 4 335 mètres carrés s’élèvera sur toute sa façade sud, mais n’occupera qu’un tiers de l’édifice, le reste étant loué à des sociétés. Hans Hassle, le cofondateur de Plantagon, prévoit que 1 500 tonnes de fruits et légumes en sortiront chaque année.
A terme, seraient-elles complétement écologiques ?
Dans une serre verticale, l’éclairage artificiel permet de multiplier par deux le taux de photosynthèse du CO2 par les plantes, et d’accélérer ainsi leur croissance. L’exploitation produit donc bien plus de ce gaz à effet de serre qu’une ferme traditionnelle. De même, les cultures hors sol nécessitent un changement régulier de la solution nutritive qui les irrigue. Il est donc essentiel que le CO2 et les eaux usées soient recyclés pour éviter leurs rejets en pleine ville. «Créer un écosystème artificiel en circuit fermé est très difficile, doute André Torre. Et assez contradictoire avec une approche écologiste.» A moins, comme la tour maraîchère de Linpöking, de s’insérer dans un système environnemental intégré. La ville a ouvert en 1995 une usine de transformation des déchets en biogaz, qui sert de carburant à ses bus et alimente des immeubles en eau chaude. L’excédent de chaleur et le CO2 qu’elle produit seront transférés à la serre de Plantagon. Celle-ci redistribuera la chaleur que dégageront ses lampes LED pour chauffer les habitations alentour.
«Des fermes verticales pourraient être utiles dans les pays en voie de développement ou en proie à la désertification, concède André Torre. A condition d’inventer des systèmes simples et bon marché.» C’est ce qu’a conçu en 2011 le Haut-Savoyard Jean-Claude Rey. Sa société, Courtirey, propose des tours cubiques maraîchères de 12 mètres de haut et de 144 mètres carrés de surface au sol, alimentées en énergie par un toit de panneaux solaires, et en eau par un circuit fermé. Construite en matériaux recyclés, chaque tour totaliserait 450 mètres carrés de cultures, pour un rendement équivalent à un jardin de 1 500 mètres carrés. Et surtout, sa construction ne coûterait que 100 euros au mètre carré. Un prototype de 6 mètres de haut a été inauguré en 2013 à Dubai.
Affaire à suivre…
Chine : autre projet de Vincent Callebaut, doter Shenzhen d’empilements de «galets de verre» abritant des vergers publics et des champs d’agriculture bio.
New York : toujours imaginé par Vincent Callebaut, ce bâtiment en forme de libellule accueillerait des fermes d’élevage et des cultures maraîchères, céréalières et fruitières.
Cet article est tiré du magazine GEO Extra n°2 (mai-juillet 2015)