Faible consommation des ressources financières transférées aux communes par l’Etat : la reforme, principal obstacle à la passation des marchés et à la chaine des dépenses publiques ?
* Lourdeur administrative du contrôle financier et lenteur de la publication du plan de passation de marchés sur la plateforme Sygmap * Envoi des Bordereaux de Transfert de Ressources (BTR) mais indisponibilité de liquidité pour faire les paiements * Le projet COSO, principale raison du taux important des reports de crédits * Aucun franc FADeC investissements 2024 transféré aux communes jusqu’au mois d’octobre 2024
Troisième année consécutive (2022, 2023 et maintenant 2024) après la réforme que les communes ont du mal à dépenser les ressources mises à leur disposition par l’Etat central. La lenteur observée dans l’exécution budgétaire, particulièrement les dépenses d’investissement des communes du Benin devient alarmante ; c’est à la limite inconcevable lorsqu’on sait tous les maux dont souffrent les collectivités locales qu’elles soient à statuts particuliers, intermédiaires ou ordinaires. En effet, « les dépenses d’investissement comprennent essentiellement les opérations qui se traduisent par une modification de la consistance ou de la valeur du patrimoine de la collectivité territoriale. En exemple on peut citer : achat de matériel durable construction, ou aménagement, de bâtiment, travaux d’infrastructure, etc » éclaire Hassan TENAKAH, socio-économiste et Expert en évaluation des politiques publiques. La synthèse de l’exécution de l’investissement dans les communes est un tableau noir d’incompréhension et de questionnements. En effet, le point des dépenses de toutes les 77 communes du Bénin au premier semestre 2024 est de 6,44 milliards de francs Cfa, soit 3,79 % des prévisions annuelles. C’est du moins ce qu’il faut retenir des dernières données publiées par la Direction générale du Trésor et de la Comptabilité publique (Dgtcp).
Selon la Note de conjoncture des finances locales du Bénin, les dépenses d’investissement au premier trimestre 2024 s’élèvent à 2,37 milliards et 4,07 milliards F Cfa pour le deuxième trimestre 2024 (Dgtcp, juillet 2024). Toujours selon le document, les communes ordinaires ont réalisé 6,3 % des dépenses d’investissement pour le compte de l’année 2024 alors que les communes à statut intermédiaire ont atteint 2,59 % et moins de 1 % soit 350 millions F Cfa pour les communes à statut particulier sur les 37,8 milliards prévus en 2024.
Plus de 84 milliards F Cfa en reports de ressources
Au début de l’exercice budgétaire 2024, les communes disposaient de plus de 84 milliards F Cfa en reports de ressources, dont 22,68 milliards (32 % des reports) sont à réaliser en dépenses d’investissement, d’après la direction de la Production des Comptes publics à la Dgtcp. Les ressources reportées s’élèvent à 42,58 milliards F Cfa pour les communes ordinaires ; 28,65 milliards pour les communes à statut intermédiaire et 13,15 milliards pour les communes à statut particulier. Les dépenses d’investissement, pourtant urgentes, varient de 0,04 à 1,02 milliard F Cfa, malgré des ressources disponibles allant de 4,10 à 13,23 milliards F Cfa. A titre d’illustration, les communes du Borgou n’ont utilisé que 1,02 milliard sur les 12,12 milliards disponibles. Quant aux communes du département de l’Alibori sur les 13,23 milliards F Cfa disponibles au 30 juin 2024, elles n’ont dépensé que 0,53 milliard.
« Rien ne va sur le terrain… Nous ne faisons plus rien » réagit le maire de Kpomassè, Kenam MENSAH
Selon la loi N°2021 – 14 du 20 Décembre 2021portant code de l’administration territoriale en République du Bénin, les attributions du SE sont claires : «…le secrétaire exécutif, premier responsable de l’administration de la commune, dispose d’attributions propres pour assurer son bon fonctionnement. Au titre de ses attributions propres, le secrétaire exécutif assure l’organisation des services communaux et l‘exécution du service ; la gestion des ressources humaines, financières et matérielles de la commune ; le secrétaire exécutif est l’ordonnateur du budget communal. Il veille à la bonne planification el à l’exécution des marchés publics communaux. (…)Le secrétaire exécutif adresse, aux fins de ses délibérations, le rapport mensuel de ses activités ainsi que le rapport annuel de performance de la mairie au conseil de supervision ». Qu’il vous souvienne, au palais des congrès, au cours de la rencontre des maires avec le chef de l’Etat pour échanger sur la réforme, le maire de Kpomassè a lancé intrépidement au chef de l’Etat « laissez-nous notre budget ! ».
Aujourd’hui que les SE sont ordonnateurs de budget, Kenam MENSAH, réagi « …le chef de l’Etat a fait une bonne réforme, mais l’application ne prend pas sur le terrain. C’est bien si les gens sont bien choisis pour appliquer et pratiquer la théorie sur le terrain. Il poursuit « si nous sommes tus, ce n’est pas qu’il n’y a pas de problèmes. Les projets d’investissement sur le terrain ne sont pas réalisés. Les fonds pour réaliser les travaux ne sont pas utilisés. Rien ne va sur le terrain. Demandez aux maires s’ils veulent vous dire ce qui se passe : nous ne faisons plus rien ». Le maire de Kpomassè ajoute « si on peut nous envoyer de bonnes personnes sur le terrain, ce serait bien car ceux qu’on nous envoie là… J’ai révoqué mon SE. Lui-même se fait entrepreneur. Il n’a même pas de dossiers. Lui-même fait les mandats et se fait payer par le trésorier communal. Il se fait fabriquer des cachets et attribue de faux numéros… » et il conclut « la réforme marchera si les gens sont bien choisis. La Cellule de suivi et de contrôle de la gestion des communes (CSCGC) fait des contrôles et dit de changer mais rien ne change ». Le 1er adjoint au maire de Lokossa abonde dans le même sens et vote contre le budget primitif 2025 de sa commune. Pour lui « ce sont les mêmes projets qui sont reconduits depuis trois (3) ans. Aucune réalisation : le conseil communal tourne en rond ! ».
Hamed TABE GBIAN, Ingénieur Génie Civil et Spécialiste en Marché Public et PPP / Chargé de Programme Maitrise d’Ouvrage à ADECOB explique
Selon ce spécialiste en marché public, plusieurs causes peuvent expliquer cette piètre performance des communes notamment la mauvaise planification, la lenteur dans les procédures de passation des marchés publics, le délai parfois trop long du contrôle financier, etc… Il évoque l’arsenal juridique qui encadre le domaine des marchés publics a connu tout récemment des modifications avec la loi n°2020-26 du 29 septembre 2020 portant code des marchés publics en République du Bénin, après celles déjà intervenues en Octobre 2017 à travers la loi n°2017-04 du 19 Octobre 2017. Pour Hamed TABE GBIAN, « cette nouvelle réforme de la passation des marchés a permis de réduire les contraintes qui inhibent la compétitivité des offres et tendent à les complexifier, allonger les délais de passation des marchés et d’entrainer un faible taux de consommation des ressources allouées ». Par ailleurs, « suite à la réforme structurelle du secteur de la décentralisation impliquant un mouvement massif du personnel communal, on note une baisse du taux moyen de mandatement (base engagement) » souligne-t-il. A la question de savoir si, avec les structures mises en place, l’internalisation par les acteurs des procédures de passation de marchés publics, la cohabitation de ces structures-là facilite la passation des marchés ? L’expert répond « les textes en vigueur ont prévu la mise en place d’un certains nombres de structures dans la chaine de dépense publics. La cohabitation ne pose aucun problème. Il faut renforcer la coordination entre le niveau central et le niveau local ». Il conclu « aujourd’hui les communes disposent de ressources humaines pour mettre en œuvre les procédures. Mais cette ressource humaine n’est pas suffisante. Les PRMP, RAAF, contrôleurs financiers sont souvent débordés par la masse de dossiers à traiter ».
Les Secrétaires exécutif se défendent et boudent le dispositif mis en place
Deux Secrétaires exécutifs ont accepté de se confier. Ils ont requis l’anonymat. En effet, pour le premier plutôt bref dans ses réponses « le SE n’est en réalité qu’un coordonnateur des services communaux. Il n’est pas spécifiquement qualifié pour faire le travail de ses collaborateurs compétents à leur place. Le SE a beau signé des contrats d’objectifs et pris toutes les dispositions pour avoir des résultats mais beaucoup d’autres facteurs contribuent à ralentir la consommation des crédits : le gros problème est l’ensemble des procédures ». Son collègue sera plus explicite : « On ne peut pas faire une seule défense, prendre un seul franc du budget communal aujourd’hui sans le visa du contrôle financier. Et là, nous sommes dans une situation où la Direction nationale du contrôle financier n’a pas pu déployer les agents de façon à couvrir intégralement les communes. Un agent du contrôle financier a à sa charge 2-3 communes par endroit ». Contrairement à l’explication de la DGTCP « le SICOREF n’a rien à voir avec le faible taux de consommation des crédits. Jusqu’à l’heure-là personne, vous pouvez vérifier, le SICOREF n’a jamais empêché quelqu’un de dépenser, de mettre son plan d’investissement annuel en exécution tel que planifié. Non ! C’est un outil qui est conçu. On nous a formés et on maitrise ce qu’il faut faire » conteste-t-il.
Le SE insiste « vous perdez suffisamment de temps pour avoir votre plan de passation publié. Et au cours de l’année, vous pouvez avoir deux, trois, quatre plans révisés. Donc, vous reprenez le même schéma avec les mêmes difficultés. Plus loin, « Il y a des communes qui font un mois, deux mois, trois mois, sans avoir leur plan de passation de marché publié. Oui, oui, si les cadres qui sont là, vraiment, ne prennent pas les taureaux par les cornes, c’est foutu » se désole ce patron d’une administration communale du septentrion. Par ailleurs, confie-t-il, dans la mise en œuvre de nos activités d’investissement, on doit recourir aux autorisations des structures centrales pour certains projets. « Je prends par exemple un projet lié au secteur de l’eau. Il faut demander d’abord l’avis de l’Agence nationale d’approvisionnement en eau potable en milieu rural. Depuis une commune enclavée, avant d’envoyer même le courrier physiquement, c’est un problème d’abord. Ça prend du temps. Si ça va là-bas, c’est pieds de grue avant d’avoir le retour. Pendant ce temps, c’est suspensif » s’indigne-t-il.
« Sans service accompli, le SE ne va pas décaisser l’argent! »
Sur un autre tableau, cet ordonnateur de budget communal explique, à l’instar du spécialiste en passation de marché que le code de passation de marché favorise les prestataires les moins qualifiés techniquement et ou financièrement. En réalité, « il y a des formules qui sont là, qu’il faut appliquer, mais ça arrange les plus indélicats. Vous vous mettez dedans, vous envoyez des correspondances aux entrepreneurs, ils vont vous démontrer par A+B que c’est bon. Vous dites: on vous attribue le marché mais il ne va pas l’exécuter. Il démarre seulement et vous passez tout le temps à lui adresser des lettres de rappel à l’ordre, des mises en demeure, et ça ne va pas bouger. Comment le crédit sera consommé ? Sans service accompli, le SE ne va pas décaisser l’argent! » a-t-il confié.
De plus, il y a ce qu’on appelle les Bordereaux de Transfert de Ressources (BTR). On a souvent ça, affirme le SE mais la liquidité n’y est pas pour faire les paiements. « Par exemple, quand on prend aujourd’hui l’année 2024 que nous sommes en train de conduire petitement à sa fin, à l’heure où nous parlons, les communes n’ont pas reçu un seul franc du FADeC investissement 2024. Mais on a planifié des activités dans ce sens. Ça veut dire quoi? C’est peut-être à la fin du mois de novembre que ces ressources-là seront transférées. Vous connaissez les procédures de passation de marchés publics, on va faire quoi pour consommer ça dans l’année 2024? C’est impossible ! » se plaint-il. A l’en croire, « avec ce code de passation de marchés là, il faut au moins trois mois pour passer un marché en procédure d’appel d’offres ouvert. Donc, vous faites pratiquement trois mois et vous avez minimum trois, quatre, cinq mois pour l’exécution. Si à la date d’aujourd’hui, la ressource n’est pas là, et c’est une condition avant d’enclencher la procédure de passation de marchés, on fait quoi?! »
Projet COSO, principal motif des reports de crédits
« …moi j’ai écrit une lettre pour dire que ça me crée suffisamment de contre-performances. Je n’ai pas la responsabilité de faire les diligences pour dépenser cette forte somme d’argent. Au niveau des communautés, ça ne va pas : qu’allons-nous faire ? Le projet m’a répondu. Ils ont dit non, que les ressources du projet ne sauraient constituer des contre-performances. Voilà, c’est de ça que vous êtes maintenant en train de parler. Est-ce que vous connaissez ces détails ? » déplore toujours ce SE. En résumé, c’est des accords qui sont signés. « Il y a un accord entre l’État central et la mairie pour mettre en place le financement puis la mairie vers les communautés afin de leur transférer les ressources pour mettre en œuvre le projet. La mairie a juste un rôle de suivi. Il y a tout un schéma qui est monté par rapport au projet. Il y a des cadres qui sont recrutées dans le projet qui appuient les communautés. Mais là, il y a des niveaux où on n’a pas la main pour faire bouger grand-chose » explique ce premier responsable de l’administration communale qui rajoute «…c’est important comme ressources. Ce qu’on voit dans le cadre de ce projet (COSO) là, nous, au niveau de la mairie, par rapport aux ressources qu’on peut réellement dépenser, on n’a même pas le ¼ de cela. Il y a beaucoup de choses à revoir ».
Il conclut « Le projet COSO en est pour beaucoup par rapport à ce taux important de report de crédits, ce faible taux de consommation. Jusqu’en fin 2024, on ne pourra rien consommer parce que ce n’est pas la mairie, ce ne sont pas les collaborateurs qui passent les marchés. Là où les cadres ont des problèmes à passer les marchés, maintenant, c’est ceux qui n’ont pas été à l’école qui vont le faire ? Il y a des schémas qui sont mis en place qui handicapent vraiment le développement local. Moi, je pense qu’il faut avoir le courage de dire ça » conclut le SE.
Des approches de solutions…
Pour Hamed TABE GBIAN, l’ingénieur Génie Civil et Spécialiste en Marché Public et PPP / Chargé de Programme Maitrise d’Ouvrage à ADECOB, il n’y a pas de pression sur les acteurs de la chaine. Vu la sensibilité de la dépense publique, les acteurs prennent plutôt toutes les garanties nécessaires à chaque étape : planification, passation, contrôle, exécution et liquidation etc … Pour améliorer les dépenses d’investissement, Hamed TABE GBIAN fait plusieurs propositions notamment mettre les ressources à la disposition de la commune dans les délais impartis ; doter les services communaux en personnel qualifié et en nombre suffisant ; renforcer les capacités des communes en matière de gestion financière ; mettre à la disposition de l’ensemble des personnes ou structures en relations fonctionnelles avec le Contrôle Financier, un outil de référence pédagogique et opérationnel pour la conduite des opérations qu’elles initient et enfin renforcer le contrôle interne adéquat, orienté vers l’allègement du contrôle a priori de l’exécution des dépenses publiques.
Selon Hassan TENAKAH, socio-économiste et Expert en évaluation des politiques publiques, la décentralisation amorcée depuis 2002 avec le contexte dans lequel elle a évolué, marquée par des imperfections enregistrées au fil des années de mise en œuvre, justifie par elle-même la nécessité d’une réforme. Ainsi nul ne devrait douter de la pertinence d’une telle réforme surtout dans sa logique de rendre plus performante l’administration communale. La réforme, selon lui, relève plusieurs aspects positifs, comme notamment la consécration du couloir technique chapoté par le Secrétariat Exécutif, qui devrait impulser une dynamique sur les performances techniques, économique et financières dans un parfait maillage avec le politique. Evidemment une telle ambition ne saurait s’appliquer sans heurts et c’est dans ce registre que s’inscrit ce sujet. Comme toute œuvre humaine, la réforme est perfectible. Mais de là à lui attribuer tout seul la faute ne serait pas juste.
Enquête réalisée par Irédé David R. KABA